Le Monde, 28-29 septembre 1975
RADIO- TÉLÉVISION
A propos d’une ressemblance
SAINT-JUST OU LA FORCE DES IMAGES
Le Saint-Just que nous offre la télévision a le visage d'un jeune comédien peu connu: Patrice Alexsandre. Pierre Cardinal 1'a choisi pour incarner le
personnage de celui qui fut le benjamin du Comité de salut public, en raison de sa ressemblance avec le portrait qu'en a laissé Louis David. Et tout autour
de lui Robespierre, Danton, Vergniaud, Collot d'Herbois, Hébert, Fouché, Barère, Carnot, Couthon, peuple de Paris et peuple de Strasbourg figuraient sous
les traits des Enragés (et d'eux seuls), soldats de l'an II, conventionnels ou gardes nationaux donnant de la Révolution un spectacle dont il est permis de
croire qu'il est, lui aussi, «ressemblant».
Pour cette œuvre ambitieuse que certains responsables de l'ex-O.R.T.F. ont voulue à la fois comme un hommage, dix ans après sa mort, à Albert Ollivier,
ancien directeur des programmes de la R.T.F., auteur d'un «Saint-Just ou la force des choses», et comme une réponse au succès du portrait-réhabilitation de
Robespierre par Stellio Lorenzi dans «la Caméra explore le temps», pour cette œuvre doublement ambitieuse donc, Pierre Cardinal semble avoir disposé de tous
les moyens nécessaires à une mise en œuvre somptueuse de sa vision de l'histoire.
Partant de l'ouvrage d'Albert Ollivier, historien gaulliste séduit par les destins hors série (Saint-Just comme Bonaparte, le communard Rossel ou l'homme du
18 juin), Pierre Cardinal et son adaptateur-dialoguiste Jacques-Francis Rolland ont entrepris, selon leurs propres termes, de «recréer» la Révolution
française, de «donner une vision de la Révolution par l'intérieur», de «faire revivre les hommes qui l'ont servie et surtout Robespierre».
Cette montée vers la Terreur sous le regard de Saint-Just nous conduit de Blérancourt à Paris où, élu de la Convention, il devient le protégé puis le
porte-parole de Robespierre avant de mourir à son tour sur l'échafaud de Thermidor à l’âge de vingt-sept ans, victime de la conspiration de Barras et de
Fouché, appuyés sur les indécis de la Convention.
Pour constituer l'époque, pour décrire les personnages, Pierre Cordinal s'est attaché à définir leur comportement, à brosser d'un trait précis des tableaux,
des situations - avec parfois des échappées baroques comme la scène du culte de la Raison à Strasbourg – tout en limitant, dans la mesure du possible, les
dialogues aux textes historiques connus. Ainsi la psychologie des personnages se situe dans leurs traits de physionomie: Saint-Just devient un pré-romantique
et Robespierre, un caractère à la fois tacticien et dogmatique, un peu velléitaire par moments.
Mais le plus curieux, le plus intéressant d'une certaine manière, réside dans les «creux» de cette reconstitution: l'absence par exempte des «menaces»
seulement indiquées en paroles (la coalition de Brunswick, le clergé réfractaire, les aristocrates, etc.), l'absence aussi des groupes sociaux sur lesquels
s'appuient les différentes tendances de la Convention; on voit les Enragés, on voit le Père Duchesne, mais pas le peuple de Paris; mais pas le Club des
Jacobins; mais pas les acteurs positifs du grand changement.
On notera aussi le refus de prendre parti sur les idées: la caméra suit des individus, tantôt l'un, tantôt l'autre, qui s'affrontent, qui parlent de la
liberté, de l'égalité, niais pourraient aussi bien se disputer un héritage, un mur mitoyen, une colonie, mus par les seuls mécanismes de leur destin
personnel, avec le «beau rôle» chaque fois pour celui qui tient le discours opportuniste, le discours que l'histoire officielle retiendra, car il est la
description anticipée de l'événement.
En ce sens, le film de Pierre Cardinal est une «Caméra explore le temps» au sens littéral du titre: il raconte la Révolution française de la même manière
qu'on nous relate depuis six mois – depuis que les enjeux deviennent plus clairs – les péripéties de la révolution portugaise.
MARTIN EVEN |